Excellent article du Monde, ça vaut la peine d'être lu
La comparaison est tentante. Souvenez-vous. Quand les Bleus sont devenus champions du monde en 1998 puis champions d'Europe deux ans après, toutes les voix s'accordaient alors à dire que ces succès n'auraient jamais été possibles sans la mise en place, vingt ans plus tôt, d'un système unique de formation des jeunes footballeurs. Sait-on encore former de bons joueurs ?
Les Zidane, Deschamps, Desailly, Thuram et Lizarazu sont tous des enfants de ce dispositif articulé autour d'un ensemble de structures privées (les centres de formation des clubs professionnels) et d'un cadre législatif balayant large (scolarisation, contrats d'apprentissage, médecine sportive…). Dix ans plus tard, le football français a perdu de sa superbe : le fiasco sans précédent du Mondial sud-africain, conjugué à un Euro 2008 catastrophique, l'a fait plonger au 27e rang du classement mondial. Question : ce déclin – que les résultats encourageants du nouveau sélectionneur Laurent Blanc s'acharnent à contrarier – serait-il dû à un recul de ce qui était le socle des exploits d'hier, la bien célèbre "formation à la française" ?
Alors que s'achèvent les Etats généraux du football voulus par Nicolas Sarkozy, l'hypothèse mérite autant d'être évoquée que les sempiternelles explications ressassées depuis la Coupe du monde (la faute à Domenech, l'arrogance des joueurs, l'incurie de la fédération…). "Bien sûr qu'on forme encore des joueurs de talent, répond tout de go François Blaquart, le responsable de la filière au sein de Fédération française de football (FFF). Il n'y a que les Français pour se poser ce genre de question et critiquer la formation française." Selon ce dernier, récemment nommé directeur technique national "intérimaire" en remplacement de Gérard Houllier, plusieurs données objectives attestent de la pérennité et de la bonne santé du système.
Primo : les footballeurs français ont plus que jamais la cote à l'export, comme en témoigne une étude de la FFF les plaçant au troisième rang – derrière les Brésiliens et les Argentins – des joueurs étrangers les plus nombreux dans les principaux championnats européens. Cette tendance mérite toutefois d'être nuancée, dans la mesure où la moindre puissance économique des clubs de Ligue 1 pousse leurs joueurs à aller mieux gagner leur vie ailleurs.
GRANDS GABARITS CONTRE PETITS AGILES
Autre baromètre : la France occupe depuis 2009 la deuxième place du palmarès réalisé tous les deux ans par l'Union européenne des associations de football (UEFA) à partir des résultats des championnats d'Europe des U17 (moins de 17 ans) et des U19 (moins de 19 ans). Un élément de poids est venu, entre-temps, conforter ce classement : la victoire des Bleuets au championnat d'Europe des U19, organisé en Normandie. C'était fin juillet, soit un mois après le désastre sud-africain de la bande à Domenech. De nombreux censeurs, persuadés que le football français était mort et enterré à Knysna, avaient alors dû réviser leur jugement devant cette éclaircie dans un ciel orageux.
Le tableau n'est, en fait, ni noir ni blanc. Quand on regarde sur dix ans ce classement des sélections des jeunes de l'UEFA, la France se situe entre la quatrième et la sixième place. Elle est surtout devancée par une nation au potentiel impressionnant : l'Espagne (première en 2002, 2004, 2006 et 2007 ; deuxième en 2009 à égalité avec la France). Or, quelle équipe – chez les A – domine en ce moment la scène internationale ? L'Espagne.
Le triomphe actuel du football ibérique – champion d'Europe en 2008 et du monde en 2010 – n'est rien d'autre que le fruit d'une politique de formation menée tous azimuts de l'autre côté des Pyrénées. L'histoire d'un plagiat aussi, selon François Blaquart :"Les Espagnols sont venus voir ce qu'on faisait, il y a quinze ans. Ils ont tout ramené chez eux en l'adaptant à leur sauce : les programmes, les structures, la formation des formateurs… D'autres nations ont fait pareil, comme l'Allemagne (première au classement des jeunes de l'UEFA). Tout cela fait que nous avons perdu notre avance sur les autres."
La thèse du copier-coller résiste peu, cependant, à l'épreuve du terrain. Les Espagnols ont mis l'accent sur un style de jeu fondé sur la technique et le mouvement, et ont formé des joueurs sans se soucier de leur gabarit. Sorties de ce moule – très inspiré du FC Barcelone –, les stars du football ibérique d'aujourd'hui ne sont pas des monstres sur le plan athlétique : Andrés Iniesta mesure 1,69 m, Xavi Hernandez 1,70 m, David Villa 1,75 m, Cesc Fabregas 1,80 m…
En France, les clubs ont préféré favoriser l'impact physique. "Tout est parti de la victoire de 1998 où les Bleus l'avaient emporté sur la base d'une rigueur défensive incarnée par des joueurs comme Thuram et Desailly. Les clubs ont privilégié les qualités athlétiques dans leur formation, au détriment des qualités techniques individuelles", reconnaît Philippe Diallo, directeur général de l'Union des clubs professionnels de football (UCPF), le syndicat des employeurs.
"COURSE À L'ARMEMENT"
Stimulée par la concurrence féroce à laquelle se livrent les centres de formation en matière de détection, une véritable "course à l'armement" s'est peu à peu déployée au début des années 2000. "La base du recrutement, c'était le physique. Certains clubs ne prenaient pas en dessous de 1,80 m. [Pour des jeunes de 15-16 ans !]C'était la norme", se souvient Guy Hillion, ex-formateur du FC Nantes et desGirondins de Bordeaux, aujourd'hui recruteur de Chelsea sur le sol français.
Ceux qui, comme lui, assistent à trois ou quatre matches de jeunes chaque week-end depuis plusieurs décennies, ont vu les dégâts de cette doctrine pro-athlétique : des joueurs formatés, apportant peu de plus-value technique et incapables de prendre des initiatives ont commencé à envahir les rangs du championnat de France.
Cependant, tous les clubs ne se sont pas lancés dans cette voie. Au Stade rennais, qui occupe depuis cinq ans la première place du classement des centres de formation établi par la FFF (lire l'encadré), la priorité a été donnée à la créativité du jeune balle au pied. "Les joueurs de petite taille sont souvent dotés d'une grande intelligence de jeu, estime Patrick Rampillon, le responsable du centre de formation breton. Or, c'est cela qui fait la différence dans le football. Le meilleur joueur du monde, Lionel Messi (1,69 m), est la preuve vivante que l'intelligence et la technique priment sur le reste."
A Rennes, le symbole de cette politique s'appelle aujourd'hui Yann M'Vila. Malgré ses 20 ans et ses quatre petites sélections en équipe de France A, le milieu de terrain est (sans doute un peu hâtivement) présenté comme le porte-drapeau du renouveau tricolore. Quand il est arrivé en Ille-et-Vilaine à l'âge de 14 ans, en provenance d'Amiens, sa ville natale, Yann M'Vila faisait partie "des plus petits gabarits", se souvient-il. Se frotter à des plus costauds l'a paradoxalement aidé : "J'ai été obligé d'améliorer ma technique, surtout dans l'enchaînement contrôle-passe et le jeu rapide. C'était le seul moyen d'éviter de me faire rentrer dedans." Un autre élément a également contribué à son éclosion : la chance qui lui a été donnée d'être titulaire en Ligue 1 à seulement 19 ans.
D'ABORD UN JEU
"Dans une politique de formation, le plus important n'est pas de former des joueurs, mais d'ouvrir la porte aux jeunes que vous avez formés, et donc de les faire jouer rapidement au plus haut niveau, indique Pierre Dréossi, le manager général du Stade rennais. Chez nous, 10 joueurs sur les 23 que compte l'effectif pro ont été formés sur place. Cette politique ne peut pas être décidée par un coach seul car celui-ci aura vite fait, après plusieurs défaites, de se rabattre sur des joueurs plus anciens. Elle doit d'abord être édictée par l'actionnaire du club." A un détail près, cependant : avant d'"ouvrir la porte" à des apprentis footballeurs, encore faut-il s'assurer de les conduire, sans dommage, jusqu'au perron du professionnalisme.
Portée aux nues quand Zidane & Co régnaient sur la planète foot, la "formation à la française" a en effet toujours eu, aussi, sa part d'ombres. La perte de son leadership aujourd'hui s'explique également par son incapacité à régler des maux connus de longue date. Le premier d'entre eux a pour nom la "championnite". Traduction : gagner des titres, par tous les moyens autorisés, au mépris de la vocation initiale des centres de formation qui est de… former, en vue d'alimenter les réserves professionnelles.
Dans les faits, de nombreux éducateurs accordent ainsi plus d'importance à la victoire de leur équipe qu'à la pédagogie individuelle. Des schémas tactiques ayant cours à l'échelon supérieur viennent polluer jusqu'aux catégories les plus jeunes : empêcher l'adversaire de jouer (plutôt que développer son propre jeu), adopter une attitude frileuse à l'extérieur, casser le rythme d'un match, utiliser (ou pas) ses remplaçants en fonction du résultat… Oublier, finalement, que le football est d'abord un jeu.
"C'est en jouant qu'on apprend, rappelle Guy Hillion, l'ancien architecte de la formation nantaise. L'éducateur qui laisse sur le banc un gamin auquel il a fait faire 400 km dans la journée n'a rien compris. Idem, pour tous ceux qui, sur le bord de la touche, n'arrêtent pas de hurler 'Lâche ton ballon !', 'Joue en une touche de balle !'… Si on ne laisse pas dribbler un gosse de 14 ans, il ne progressera jamais. La maîtrise du ballon, c'est la base du foot. Les clubs nagent en pleine contradiction. Pour eux, 'le résultat n'a pas d'importance'… à condition de ne pas perdre ! Pour l'avoir vu à Bordeaux, la défaite empêche un éducateur de travailler l'esprit libre. Il cherchera à se constituer son petit palmarès personnel, et ce d'autant plus qu'il risque de voir son contrat ne pas être renouvelé en cas d'échec. Lui aussi a la pression." Comme chez les pros, finalement.
CAHIERS DES CHARGES TROP CONTRAIGNANTS
De là à penser que trop de compétition tue la formation… : "Gagner la coupe Gambardella (la Coupe de France des U19), c'est débile ! Je connais des équipes qui l'ont gagnée et dont aucun joueur n'est passé pro par la suite. Zidane n'a aucun palmarès chez les jeunes !", s'emporte François Blaquart, à la Direction technique nationale (DTN) de la FFF. "Permettez-moi de rappeler que l'ensemble des éducateurs et des formateurs du foot professionnel sont diplômés de… la DTN ! C'est l'histoire de la poule et de l'œuf… ", lui répond Philippe Diallo, le représentant des clubs.
Il n'empêche : "Le climat est exacerbé au bord des terrains, dénonce encore François Blaquart en mettant dans le même sac les éducateurs, les parents, le foot pro et le foot amateur. Il faut dédramatiser les compétitions de jeunes et redonner du plaisir aux gosses. Il y en a trop qui s'emmerdent à l'entraînement !"
Derrière ces débats passionnels s'opposent deux visions antagonistes de ce que devrait être la formation. Pour les clubs pro, l'activité s'inscrit dans une démarche axée sur la performance. Du côté de la FFF (délégataire de service public), le credo se veut intrinsèquement pédagogique et centré sur l'enfant. Fatalement, chaque camp a des griefs à faire à l'autre.
Les clubs reprochent ainsi à la DTN des cahiers des charges trop contraignants pour les centres de formation et déplorent que les sélections de jeunes soient entraînées par des apparatchiks fédéraux qui ne font pas progresser leurs joueurs. La Fédération, elle, dénonce la "casse" psychologique provoquée par les méthodes des centres de formation : le déracinement familial (pour les joueurs recrutés à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux), la détection précoce (qui concerne les enfants de 12-13 ans, intégrés dans un premier temps à la section amateur du club)… Ou encore la surpopulation des structures dans lesquelles cohabitent, à côté de joueurs sous contrats de formation, des amateurs dotés d'une simple convention dont le rôle – non avoué – est principalement de servir de partenaires d'entraînement.
MUTUALISER ET AJUSTER
Les premiers auront un peu moins d'une chance sur quatre de passer professionnels ; les seconds, une chance sur onze. "Non seulement on forme trop,reprend François Blaquart, mais on nivelle par le bas en faisant travailler ensemble des joueurs de talent et des moins bons." Porté par le LOSC, le club de Lille, un projet de centres régionaux visant à mutualiser la formation et à l'ajuster en fonction des besoins avait suscité l'intérêt de nombreux dirigeants en 2009. Trop novateur pour un milieu bien assis sur ses prérogatives, ce projet est resté dans les cartons.
Pourtant, beaucoup de nations se satisferaient du "nivellement", dénoncé par la FFF. La rapidité avec laquelle Laurent Blanc a pu reconstruire une sélection à partir d'une page quasiment blanche en dit long sur le réservoir de joueurs de haut niveau existant en France. Comment ne pas se convaincre, enfin, que le football hexagonal s'est aussi tiré une balle dans le pied ces dernières années ?
"Une des raisons de notre échec à la Coupe du monde est de ne pas avoir su intégrer des jeunes en équipe nationale, comme l'ont fait l'Espagne ou l'Allemagne, qui a montré un nouveau visage en alignant des joueurs issus de la diversité. Or, nous avions l'équivalent avec les Nasri, Ben Arfa, Benzema, qui avaient été champions d'Europe des U17 en 2004", regrette Philippe Diallo, au syndicat des clubs.